Raffaello
Tout se passe comme prévu. Maman m’a confirmé que mon pote a déjà préparé le passeport et le blé, et mon avocat m’a annoncé qu’après-demain y’aura l’audience du tribunal de surveillance. Il m’a briefé sérieux : « Tais-toi, réponds seulement si on te le demande, réfléchis avant de l’ouvrir, ne regarde pas les juges, fixe les yeux par terre, il faut que tu donnes l’impression d’être gravement malade. » Je l’ai maté comme s’il était chtarbé et je lui ai fait remarquer que j’étais gravement malade. Il m’a répondu qu’il fallait le montrer aussi aux juges. Les juges… Un seul est juge à la cour, et puis y’a le substitut. Les autres, c’est tous des psys et des assistantes sociales. Ils te scrutent comme si t’étais une bête curieuse pour justifier leur salaire. Je les connais bien. Ici, j’me suis fait une indigestion de parloirs avec ces experts de mes deux. Ils veulent tous te rééduquer mais, en fait, y font ce que leur dit le juge. Je les hais encore plus que les matons. Ils arrivent ici avec la tête pleine de conneries apprises dans les livres et avec le désir de te réhabiliter et de t’aider à te réinsérer dans la société et puis, quand ils découvrent que le gnouf est réglé sur le mensonge et que tous les détenus, sans exception, mentent pour survivre, alors ils changent. D’abord y font les déçus, ceux qui y croyaient et qui se sont gourés, mais après ils en ont plus rien à cirer. Les bonnes femmes, elles se font mettre en cloque pour rester le moins possible au contact de la racaille qu’on est, et les mecs y font une demande de transfert pour se rapprocher de leur bled. Sur leur tronche, c’est marqué « on s’en fout ». Ces messieurs les experts de l’excellent tribunal de surveillance, eux, par contre, y font semblant d’être vraiment des experts. Ils se prennent pour de grands professeurs mais y connaissent que dalle. C’est facile de rester le cul sur une chaise dans le bureau d’un tribunal. La plupart d’entre eux ont jamais mis les pieds dans une taule. Allez-vous faire foutre. Quand j’pense à ça, ça me fout les boules. Y t’font vivre dans un endroit de merde où ceux qui devraient gérer la baraque volent à tout va. Une fois, un comptable qui avait descendu sa belle-mère et qui filait un coup de pouce à l’administration m’a fait voir des papelards. Il se cassait au moins une télé par jour et des dizaines et des dizaines d’ampoules et d’autres trucs de ce genre. Que de la camelote qui finit chez les matons. Et puis, la bidoche. Les meilleurs morceaux, nous, on en a jamais vu la couleur. Pourtant, les circulaires du ministère sont claires quand elles disent que la viande doit être de deuxième choix. C’est toute une association de malfaiteurs avec l’immunité de l’uniforme ou de la carte ministérielle. Et puis ceux du tribunal de surveillance, ils t’examinent comme si tu venais d’une taule modèle. Eux aussi, ils savent comment ça se passe, mais ils s’en branlent. Toute façon, ils touchent leur paie et plus y’a de détenus, plus y’a d’audiences à faire. Et vas-y que j’te prends des heures sup. J’y suis déjà allé deux fois pour discuter de la libération anticipée. Si tu te comportes bien, ils te décomptent deux mois de prison par an. Même à nous, les perpètes. Ça sert que s’ils te donnent la semi-liberté après trente ans, mais ça sert toujours. Y me l’ont pas donnée parce que c’était « prématuré », mais je me souviens bien des regards des experts. Je les aurais pris à coups de latte dans la gueule jusqu’à leur faire demander pardon. Enfin, après-demain je serai peinard et j’les enverrai pas se faire foutre. L’important, c’est qu’ils me donnent la suspension de peine et puis qu’après je me tire au Brésil, mourir comme je veux, loin de tous ces merdeux. J’en ai déjà vu, des macchabées, en cabane. Un Vénitien, condamné à vingt piges pour trafic de coke, a clamsé d’un infarctus. Il l’avait dit que ça allait pas, mais quand ce connard d’infirmier est arrivé, avec ce connard de toubib qui avait demandé son transfert à l’hosto, ça faisait un bail que le Vénitien, il avait canné. Les matons avaient raconté des conneries pour s’amuser. On entendait leur fou rire dans toute la prison. Nous, par contre, on était restés silencieux. Dans les piaules, t’entendait pas une mouche voler. Crever en taule, c’est la pire chose qui peut t’arriver parce qu’on t’insulte même refroidi. Y’a aucune pitié. Vaut mieux mourir entre les cuisses d’une salope ou plein de coke. Bâtards, connards. Eh, mon gars, du calme. T’énerve pas, que pour toi dans quelques jours les portes de la prison vont s’ouvrir. Enfin, « elles vont s’ouvrir » façon de parler, parce que même si tout marche comme sur des roulettes, l’excellent tribunal de surveillance n’émet pas tout de suite l’ordonnance. Non, monsieur. Ça demande toujours plusieurs jours parce qu’ils sont trop débordés.
Je sais pas ce qui me prend aujourd’hui. J’ai la rage ! C’est p’t-être vrai que dans quelques jours je sortirai, mais ç’a été l’enfer toute cette pourriture avec l’envie de réduire tous ces cons en miettes. Une peine dans la peine. La prison, c’est pas seulement le nombre d’années. C’est aussi tout ce qu’on t’oblige à subir et qu’est pas écrit dans la sentence. Ce jour-là, j’aurais pas dû me laisser serrer. Peut-être qu’avant de me faire trouer la peau par leurs 9 mm, j’en aurais tué un ou deux et que je serais resté dans le milieu comme quelqu’un qui avait des couilles.
Au lieu de ça, j’ai flingué une femme et son môme, et pour tout le monde je suis le connard qui a perdu la boule. Une chose à laquelle faut que j’fasse gaffe, c’est de pas me faire identifier une fois mort, faudra que je me mette d’accord avec une société de crémation. Je veux disparaître pour toujours. Y doit rester aucune trace de Raffaello Beggiato. Je vais me faire un café à la taularde. Les premières gouttes qui tombent sur le sucre jusqu’à former une crème dense. Puis le reste du café se verse très lentement pour pas la disperser et en regardant, on dirait un vrai expresso de bar. Et puis quand tu le bois, tu te rends compte que ça a rien à voir, que c’est que du faux. Comme tout, là-dedans.